Pendant que la culture se désamorce, l’art respire.

Concerts annulés, théâtres à moitié fermés, musées limités, events parallèles effacés. Le luna-park de la culture frustre et avance comme il peut. L’art, ovni freak de l’offre du divertissement, vit probablement les meilleures heures de son existence contemporaine.
Si d’un côté les intervenants de la scène culturelle souffrent du manque de visibilité plongé par la pandémie, de l’autre le marché de la créativité se porte à merveille. Durant le premier confinement, sous la pression, magasins de bricolage et beaux-arts avaient dû rouvrir. Besoin de s’occuper, explorer, créer, toucher, sentir.

La pratique veut que l’institution culturelle puise chez les artistes pour nourrir un discours, se sert dans ce que la réalisation artistique offre de plus « utile » à la cause. Cause cependant plus que jamais prisonnière et influencée par la censure du politiquement correct.
Les artistes de leur part sont censés produire, repliés sur l’observation du monde qui les entoure et de sa métaphysique, libérés de toute contrainte morale et politique. En tout cas, c’est ainsi que ce devrait être.

Pourtant les 30 dernières années on a assisté à la croissance frénétique de l’offre culturelle et à des artistes sous la pression de la reconnaissance et du couperet de la cancel culture. Ces derniers, auto-mutilés «d’un chouilla » de liberté, font la part belle à ce que d’autres ont besoin et envie de dire plutôt qu’à exprimer ce qu’ils voient à grands yeux ouverts.

L’arrivée du Covid en stoppant la vie récréative a en contre partie, boosté la vie créative. Il a poussé les gens à la réflexion, à la lecture, à l’observation et au contact étroit avec la nature puis par conséquent à l’acte créateur. Peu importe la manière, la technique ou l’objectif.
Le Covid aurait-il affranchi l’art de l’offre culturelle ? Quelques signes probants : l’appétit grandissant pour les représentations artistiques en plein air (le Land art est le précurseur), dans des espaces libres, accessibles et exploitables par tous et l’autoproduction (phénomène qui a déjà prouvé son efficacité dans la musique). Mais aussi la montée en puissance d’une certaine (enfin!) reconnaissance pour l’Art brut : le seul et unique art totalement désintéressé. On lui pardonnera toujours tout (et avec immense plaisir!), car définitivement imperméable à la censure, à l’affirmation, au politiquement correct, aux règles, aux discours et aux espaces qu’on veut bien lui réserver.

Espérons qu’il s’agit d’un vrai regain de liberté et pas juste d’une pause clope, car si l’art a certainement perdu en visibilité, il a surement gagné en autonomie.

images : Beverly Buchanan 1940–2015 – copyright : ragoarts

Adobe Creative Suite et vélo électrique

Quel est le rapport entre l’Adobe Creative Suite et le vélo électrique?

Il y a une question qui revient cycliquement comme une comète en orbite : un graphiste doit-il savoir dessiner pour être bon?

Dernièrement j’ai vu passer cette question dans la galaxie Linkedin, suite à la réponse donnée aussi sèchement et rapidement qu’un météore, je me permets d’argumenter son contraire, en ajustant quelques paramètres avant de la reformuler  :

1.un graphiste est un designer bidimensionnel (et j’inclus les webdesigners!)

2.la question est mal posée

Donc: «Un designer doit-il savoir dessiner pour être efficace, pertinent et rentable?»

Oui. Disons que ça lui évitera de couter inutilement cher, voire d’être un mauvais designer.

Le mot dessin vient du latin delineato-délimité qui est à la racine de limite (par le trait) et projet, intention, plan, propos. Dans la notion de dessin s’expriment donc extériorité (esthétique) et intériorité (sens).

Le rôle du concepteur ne demande pas forcément des capacités de dessinateur affirmé, mais c’est dans la mise en forme primaire et dans la recherche que concevoir par le dessin est essentiel. Dans les croquis si chers aux architectes ou aux stylistes, par exemple, c’est créer un nombre élevé de solutions à partir d’une gestuelle rapide liée à l’intellect, à la culture et à l’idée du projet. Ou simplement s’expliquer.

Il faut impérativement distinguer la capacité de matérialiser une idée, une forme précédemment observée et reconnue, de la possibilité de la finaliser techniquement par des outils informatiques.

La capacité de voir des formes simples toujours à l’origine d’éléments complexes est issue de l’expérience de l’observation et du dessin. Le graphisme se sert de cette connaissance pour revenir à l’essentiel de concepts complexes; le pictogramme et donc le logo sont un exemple parmi d’autres, tout comme la gestion de l’espace pour la conception d’une affiche ou le restyling d’une police d’écriture. Les logiciels sont juste des outils, ni plus ni moins qu’un crayon ou des ciseaux à bois. Ils ne seront jamais LA solution magique du créatif graphique.

Dans les écoles d’art, ce manque de lien entre création et dessin est un vrai souci qui demande beaucoup de travail de récupération. Souvent, les élèves les plus talentueux peinent à élargir leur créativité et partir sur des concepts «extrêmes». Les personnes habituées à dessiner se révèlent souvent d’assidus travailleurs ne comptant pas les heures dans un processus de recherche quelconque. Processus qui, contrairement aux idées reçues d’un monde hyper productif, est un gagne temps important, car plus la recherche est prolifique, plus le sens sera pertinent et plus les temps de réalisation seront courts. La création, la gestion de l’espace et des ressources sont une corrélation étroite entre le mental et le physique (ça me démange d’ajouter «l’esprit» mais restons cartésiens). Ou alors en soutenant le contraire on abuse de concepts précuits et banques d’images qui nous emmènent tout droit vers une communication visuelle au gout de soupe lyophilisée. À chacun sa conscience.

Pour revenir aux liens entre la suite créative Adobe et le e-bike je dirai qu’en pédalant dans une montée sur un vélo électrique vous n’expérimentez qu’une petite partie de ce qu’est une pente. Vous ne savez pas à quel moment il est nécessaire de changer de dérailleurs pour mieux la négocier, vous ne dessinez pas le mouvement par votre propre corps; vous êtes assistés. En créant directement une courbe dans un logiciel vous ne connaissez rien de l’origine de la forme, de son évolution et encore moins de sa fin. Vous serez incapables de la visualiser dans son infini mouvement perpétuel et des figures qu’elle englobe. C’est la notion de l’ellipse, du nombre d’or et des fractales.

Voilà il ne reste plus qu’à prendre avec vous un carnet et un stylo près de votre téléphone et dessiner, dessiner et encore gribouiller pendant que vous blablablottez. Un croquis de Picasso fait durant une conversation téléphonique s’est vendu des millions. Qui sait …
Mais surtout les gens qui redécouvrent le dessin, retrouvent aussi des grands moments de détente, connaissance et intériorité.

Gabriele Chirienti

Carnets de Typographie – Steven Heller & Lolita Talarico – Pyramyd

Géométrie du Design – Kimberly Elam – Eyrolles