Il y a quelque temps j’ai eu l’idée de télécharger une application (dans le vrai but de l’utiliser!) qui permet de classer les livres: par auteur, genre, appréciation, etc. Excellente application gratuite BookBuddy, d’ailleurs. Mais aussitôt installée et après avoir catalogué deux livres absolument inclassables jusque là, aussitôt désinstallée. La raison? J’ai eu une vision: je me suis vu, comme dans un rêve éveillé, devant une assistance amicale, énumérer titres, auteurs, résumés, éventuellement classements par étoiles, tout en regardant l’écran de mon smartphone, le parcourant de l’index. Moi, qui en général peux m’emballer, m’exciter, gesticuler, promettre en prêt tel ou tel délire littéraire qu’à un moment ou un autre j’ai pu apprécier, dévorer, déguster, délaisser sur les toilettes, j’ai vu mes intérêts réduits à un ordre de classement. Il faut savoir que ma bibliothèque est une croisée des mondes que je fréquente et consomme: classeurs de comptabilité, fossiles, cactus, marque-pages, albums photo, pochettes de tabac, spray répulsif pour les chats … et des livres. De temps en temps, je lève mon regard et me promets de la ranger, d’y mettre «de l’ordre».
Mais quel ordre? Selon qui? Quoi et comment? Et surtout pour qui?
Soyons honnêtes, après ma mort on fera pas la file devant ma porte pour contempler de quelles lectures je me nourrissais. Je ne donnerai mes livres en donation à un musée ou à une fondation pour la littérature et n’en créerai une à dessein. Je remarque tout de même que les visites s’en approchent toujours et finissent par y trouver quelque chose, soit pour partir avec (et rarement les rendre), soit pour se moquer de mes gouts.
Puis un jour, un de ceux où les miracles s’accomplissent, je tombe sur un des meilleurs bookzines en circulation, un pavé imprimé sur papier recyclé, édité en anglais et avec un nom espagnol: apartamento.
Ce n’est pas un magazine de décoration quelconque qui donne des conseils tout en saturant les contenus de découvertes marketing et autres grandes pages publicitaires. Avec une documentation iconographique digne du meilleur Wolfgang Tillmans, on visite les lieux de vie de personnages plus ou moins connus de la scène culturelle mondiale: designers, musiciens, acteurs, modèles, architectes, plasticiens. Des vrais artistes, des créatifs en tous points. Les lieux sont documentés tels que les différents chroniqueurs les trouvent à leur arrivée. Des lieux infus d’une magie de désordre élégant, singulier et fort en personnalité. On y trouve des planches à repasser sur lesquelles on a fini par cultiver des cactus, des fauteuils emballés dans du cellophane, de la céramique étrange et improbable, des restes de déjeunés, des collages à même les murs, des collections de babioles et des bibliothèques. Toujours des bibliothèques. Pas n’importe lesquelles, mais des murs de papier, des marchés couverts à la verticale, des stalactites et des stalagmites de volumes et objets de toutes sortes, des étalages et étalements de moments de lecture et d’achats compulsifs sans retenue. Mais surtout des ensembles humains, des structures vivantes, déstructurées, incompréhensibles mais logiques. Structures fascinantes mystérieuses voulues et créées par l’instinct d’individus capables d’imposer à eux-mêmes leur personnalité complexe et riche. Je garde mon coup de coeur pour les appartements de Louise Bourgeois et Katie Stout. C’est aussi là que se distingue l’artiste honnête du culturel élitiste, assidu fréquentateurs de vernissages à petits fours: par sa manière d’accepter le «rien à foutre» qui l’habite. Jusque là, j’ai été gavé de bibliothèques rangées par genre dans les meilleurs des cas, ou par couleur de couverture dans les pires, en passant par le regroupement par maisons d’édition ou par le plus grand volume au plus petit, please!
Quel gâchis humain que la notion d’ordre apporte tous les jours à notre équilibre mental, quelle malhonnêteté intellectuelle! Une vieille gitane sans filtres disait: quand tu visiteras les lieux de vie de ta future épouse, observes bien si c’est excessivement bien rangé, car si c’est le cas, sache que le bordel tu le trouveras dans sa tête. Et ce principe trouve toute son essence dans l’excellentissime docu film «A Glorious Mess» du suisse Ulrich Grossenbacher, dont la fin vaut largement le prix de l’abonnement à la plateforme Filmingo où on peut le visionner.
Je vous laisse sur deux éléments qui m’ont poussé à cette courte réflexion.
Le premier: j’ai observé un enfant dans un jardin de 200 mètres carrés désherber presque aux brucelles, alors que nous sommes au mois de septembre (et qu’on s’en fout des mauvaises herbes). Puis il s’est placé au milieu du jardin et les poings sur les hanches, l’oeil aiguisé, il a parcouru la surface à la recherche de la moindre «mauvaise» herbe échappée à l’ordre.
Le deuxième qui pourrait être une conséquence du premier, est la présence aux bords des routes et aux pieds des talus de panneaux indiquant: fauchage tardif. On remarque le soin d’avertir que si l’ordre n’est pas fait dans les limites temporelles attendues c’est voulu, ne vous inquiétez pas! Et si perturbation psychologique s’en suit, ne nous en voulez pas, car c’est pour aider la diversification des espèces dans nos champs.
Je trouve ces évènements apparemment anodins très graves pour l’individu et pour la société en général, pour son libre arbitre et son sens critique, car en rejetant la notion de désordre, elle se dévoile incapable d’accepter fondamentalement la diversité naturelle qui l’habite. Alors la prochaine fois que l’envie de tondre le gazon vous prend parce qu’il aura dépassé sa taille «idéale», restez confortablement assis, servez-vous un café dans une vieille tasse fendue et respirez: vous aurez peut-être indirectement évité l’extermination d’une part de vous-mêmes. Si en le buvant vous observez un livre mal rangé dans votre bibliothèque qu’il vous empêche de respirer, c’est le signe évident que le matin vous n’avez pas besoin d’un café, mais d’un gin-tonic. La recette: du gin au pif, du tonic à l’envie, un morceau de fruit au hasard et une poignée de glaçons.
Gabriele Chirienti